[Terminé] Ce n'était pas un rêve (Charlotte)

Une fois encore, la nuit de Charlotte avait été plus qu'agitée. A de nombreuses reprises, elle s'était réveillée en hurlant. La jeune femme avait essayé d'étouffer ses plaintes dans l'oreiller et ne se rendormait qu'après avoir pleuré longuement, assommée par la fatigue et le chagrin. Au petit matin, elle avait ouvert les yeux sur ce plafond gris dont elle connaissait à présent chaque détail et n'avait pas bougé. Des heures étaient passées sans qu'elle ne trouve le sommeil, les événements de la veille et ses cauchemars repassant en boucle discontinue dans sa tête. Non, ça n'était pas un rêve.

Lentement et avec peine, elle finit par se lever, se dressant difficilement sur ses jambes. Elle releva le haut de son jean troué et constata que sa blessure avait bien cicatrisé, mais que son bleu avait viré en un violet très foncé. Faisant le tour de la chambre, elle découvrit ce qui faisait office de salle de bain et quitta ses vêtements pour se laver succinctement. Une eau brunâtre coulait le long de son corps, emportant avec elles les brindilles qui s'étaient retrouvées prisonnières de sa tignasse. Machinalement, elle se servit de sa main pour peigner ses cheveux qui retrouvèrent leurs boucles naturelles. Sur sa paume, les croissants étaient rouges, mais les plaies s'étaient refermées. Elle renfila ses vêtements sales, puisque c'est tout ce qu'elle avait, et ouvrit timidement la porte de la chambre. Personne dans le couloir. Charlie inspira un bon coup, hésitant à retourner se coucher. En effet, la jeune femme avait un atroce mal de crâne, ses yeux étaient gonflés et clairement, elle n'avait envie de voir personne. Personne, sauf Adam. C'est ce qui la poussa à refermer la porte derrière elle et à arpenter le château, tout en prenant soin de ne croiser personne. Au moindre bruit de pas, la jeune femme se cachait derrière un pan de mur, ou tout autre chose qui lui permettait de ne pas être vue. La dernière chose dont elle avait envie, c'était qu'on lui pose des questions sur son identité, ou sur quoi que ce soit d'autres d'ailleurs.

Heureusement, il était encore tôt. Une fois dans la cour, l’australienne avait bien vu quelques personnes marcher plus loin, surement des gardes ou quelque chose du genre, mais aucune âme n'avait croisé son chemin. Rasant les remparts, elle marchait sans trop de conviction, espérant trouver Adam. C'est en arrivant à l'angle d'un mur qu'elle entendit des bruits qu'elle ne connaissait pas. Telle une petite souris, elle se pencha légèrement pour voir d'où ils provenaient. C'est là qu'elle vit son ami d'enfance tirer à l'arc sur des pantins de bois. Elle fit un pas en avant, l'observant en silence tendre son arc devant lui.

La flèche avait atteint sa cible. Elle planta ses yeux dans ceux d'Adam qui s'était retourné, et qui découvrit ainsi une Charlie encore abattue, mais debout. Même pour elle, cela relevait de l'exploit. La veille, elle aurait payé cher pour ne jamais se réveiller. Et pourtant elle était là, tant bien que mal. L'air qu'elle respirait lui brûlait les narines, son cerveau tambourinait les parois de son crâne avec un plaisir malsain et elle tremblait encore, vestige de ses sanglots nocturnes, mais Charlotte Nelson était toujours en vie.

Son sourire en déclencha un plus faible chez la jeune femme, imperceptible. Il disparu aussitôt qu'on l'avait remarqué, comme un mirage qui donne espoir à son spectateur à bout de souffle et qui se demande s'il n'a pas halluciné. Son regard s'abaissa, trouvant plus de confort sur le sol, entre ses pieds. Sa seule réponse fut un haussement d'épaule. Comment allait elle? A vrai dire, elle même n'était pas sûre. Elle sentait que ses angoisses n'étaient pas loin, en surface, attendant seulement que l'occasion soit propice pour resurgir. A la moindre brèche, à la moindre faiblesse, elle replongerait. Parler de son état, de sa condition actuelle ne représentait qu'un risque de plus de se noyer. Et actuellement, elle luttait pour garder la tête hors de l'eau. Plus instinctivement que volontairement d'ailleurs. Son coeur et son corps la poussait vers Adam, comme s'ils savaient qu'il représentait leur seule chance de survie.

Les cheveux de Charlie gouttaient dans son dos, créant de nombreuses tâches plus foncées sur son simple t-shirt autrefois vert d'eau, ou s'écrasaient sur la terre d'une teinte incertaine. La jeune femme se souvenait de la scène d'hier et à vrai dire, à part ici, à Dinotopia, personne ne l'avait jamais vue dans un tel état. Charlie n'avait pas honte. Non, ça n'était pas une question de fierté. Mais elle se sentait plus vulnérable que jamais. Et ça n'était pas pour l'aider à aller mieux, en plus du fait qu'elle ne se sentait absolument pas rassurée entre ces murs. Elle avait beau avoir essayé de se persuader que les dinotopiens qu'elle avait rencontré diabolisaient les Outsiders, tout ce qu'on lui avait raconté à leur sujet, les adjectifs qui avaient été employé... tout ça était resté dans son esprit. Charlie ne se sentait en sécurité qu'aux côtés d'Adam en qui, et elle en était parfaitement consciente, elle avait une confiance aveugle.

La jeune femme fit non de la tête, sans quitter le sol des yeux. Ses bras vinrent entourer son ventre, comme pour se cacher à elle même les signaux que son corps lui envoyait. Ce dernier réclamait bien sa dose de nourriture, mais elle sentait que sa gorge n'était pas de cet avis. Mais lorsqu'Adam évoqua l'Outer Island, il eu droit à un regard perdu. Elle se remémora ses pensées de la veille. Cette élan d'idées morbides qui l'avait poussée à parler de l'endroit le plus dangereux de Dinotopia et à planifier une excursion là-bas, dans le seul et unique but de retrouver des corps. Adam lui avait assuré que même avec de la chance, ça ne serait que des restes qu'elle récupérerait. Et aujourd'hui, elle n'était plus sûre de rien. Charlie avait le sentiment que c'était son devoir, la seule chose à faire. Pourtant, les paroles d'Adam tournaient encore et encore dans sa tête, tentant toujours de lui faire entendre raison. A ce sujet, la jeune femme ne répondit rien. Elle avait encore besoin de temps pour prendre une décision, mais lorsqu'elle l'aurait prise, alors plus rien ne la ferait changer d'avis.

La sépulture... autant parler de cadavres potentiellement échoués sur une autre île que celle-ci, c'était dur mais ça restait dans le domaine de l'abstrait. Autant évoquer leur sépulture... c'était encore trop tôt pour elle. Trop concret. Charlie glissa sa main dans la poche de son jean. Ses doigts entrelacèrent la chaîne dorée pour l'en sortir. Au creux de sa paume, le médaillon ovale simple et fin, sans prétention. Au dos était gravé le prénom de ses frères, ainsi que le sien, dans une écriture à peine travaillée. Le tout était tâché de quelques gouttes de sang séché, et son fermoir était cassé. Voilà ce qui leur restait d'eux. Ce qui lui restait concrètement. Voilà le seul bien auquel elle tenait réellement. Elle fit quelques pas en avant, la main tendue devant elle. Les deux extrémités de la chaîne pendait entre ses doigts.

"Tu crois que tu pourrais le réparer?"

Ça ne réparerait pas son coeur meurtri, comme criblé de balles, ni ne ramènerait ses proches à la vie, mais au moins, elle pourrait le porter de nouveau et pour toujours, conserverait ce souvenir d'eux.

Il allait s'en occuper. Charlie hocha la tête, sachant qu'elle pouvait avoir confiance en lui. Ce collier, elle ne l'aurait confié à personne d'autre, elle ne s'en serait séparée de nouveau pour rien au monde. Mais sur la route, dans les marais, elle avait eu si peur de le perdre à nouveau. Qu'il glisse de sa poche lorsqu'elle et Xyria courraient pour leur vie, ou qu'il finisse englouti dans les sables mouvants par mégarde. Alors que s'il retrouvait sa place d'origine, autour de son cou, elle n'aurait plu à s'en soucier. Et lorsque, machinalement, elle poserait sa main entre ses deux clavicules, elle n'aurait plus à songer aux raisons pour lesquelles il ne s'y trouvait plus, ni à paniquer en le cherchant dans les fond de ses poches. Oui, pour sûr, ça l'aiderait.

"Comment ça?"

Sa voix était cassée. Brisée à cause de cette nuit cauchemardesque qu'elle venait de passer. Ses bras vinrent se croiser contre sa poitrine.
Si l'idée de la sépulture ne disait trop rien à la jeune femme, elle se demandait néanmoins ce qu'il avait derrière la tête. A quoi pensait-il exactement? Personne n'avait rien retrouvé de ce naufrage, rien n'avait échoué sur les plages de l'île, excepté elle. Du moins, c'est ce qu'on le lui avait dit, ou ce qu'elle avait compris.

Ce que lui dit Adam par la suite abasourdie l'australienne.

"Quoi? Personne ne m'a... on me l'aurait forcément dit..."

Prise d'un léger vertige, elle posa ses mains sur ses tempes, essayant de se contenir, de réfléchir. Elle repensa à Sany, à Karl, à Iva. Personne n'avait fait mention de ces fameux pilleurs d'épaves. Pourquoi? Elle qui avait tant cherché sa famille, tant pleuré leur perte... pourquoi ne lui avaient-il pas parlé de ça? Elle aurait absolument tout donné pour retrouver ne serait-ce qu'une chaussette leur appartenant et ça, toutes les personnes qui s'étaient intéressée à elle en était parfaitement conscientes. Charlie avait du mal à y croire, mais sa confiance en Adam était pleine. Même si c'était difficile à accepter, à concevoir, elle le croyait. Après tout, elle ne connaissait de ce monde que ce qu'on avait bien voulu lui montrer. Elle avait encore beaucoup à apprendre de ces gens, à en croire son ami. Et la méfiance était de mise, ici comme dans son monde. Les humains ne changent pas. Mais enfin, pourquoi diable personne ne lui avait parlé de ça, elle n'en revenait pas.

D'après Jason, il était probable que ces personnes aient récupéré des objets appartenant aux passagers de son vol. Parmi ces objets se trouvaient peut-être des valises leur appartenant. Les vêtements de sa mère, son parfum... Les livres de son père, l'appareil photo de son frère...

La rage, Charlie l'avait déjà au fond d'elle depuis le jour où elle avait rencontré Iva Dalahan. Depuis le jour où elle avait comprit qu'on lui avait arraché sa vie d'autrefois. Elle se rappellerait toute sa vie de ce que lui avait dit Iva. L'académie, le tuteur, la vie qu'on avait tenté de lui imposer. Ce jour là, elle avait explosé. Si Karl avait su apaiser la jeune femme, il n'avait fait qu'étouffer sa colère, sans pour autant l'annihiler. Et Jason venait de la faire resurgir. Un long moment passa avant qu'elle ne reprenne la parole. Dans ses yeux, c'était comme si la fatigue s'était envolée. Autre chose l'animait. Un autre objectif. Une nouvelle raison de vivre un peu plus longtemps.

"Comment on s'y prend?"

Peut-être que ces gens pourraient lui dire ce qu'ils avaient vu au fond de l'eau. Peut-être qu'ils pourraient lui rapporter les cadavres de ses paires...

Donc cette île et ses habitants étaient certes hors du temps, mais n'échappaient pas à la règle qui voulait que tout peuple détienne sa part de crasse. Et la crasse, jusque là, elle avait cru la trouver chez les Outsiders. Pour l'instant, elle ne savait rien d'eux. La seule chose qu'elle savait, c'est qu'ils ne se considéraient pas comme faisant partie des leurs, malgré le fait qu'ils vivaient bien sur cette même île. En entendant parler Adam, elle avait bien saisi qu'ils ne mêlaient pas à eux, qu'ils étaient totalement différents. En tout cas, du peu qu'elle avait vu, ils n'étaient pas ces démons qu'on lui avait décrit. Alors peut-être cela venait-il du fait qu'elle connaissait Adam. Peut-être que sans ça, sa venue ici aurait été totalement différente. Mais elle ne se souvenait pas avoir ressenti une quelconque menace lorsqu'elle s'était présentée aux portes du château. Elle avait vu les arcs la pointer de leurs flèches. On s'était simplement méfiée d'elle, ce qui paraissait logique, mais ça s'arrêtait là.

Il était clair qu'en découvrant l'Hacienda par exemple, ou en arrivant à Waterfall city, elle n'avait vu que de la beauté. Dans les bâtiments, dans le sourire des passants, leurs vêtements... elle se souvenait encore des draps de soie, de la belle vaisselle, des vastes appartements où on l'avait accueillit. Jamais elle ne s'était imaginée que derrière tout ça, il y avait d'autres groupes que les Outsiders, vivant en marge de cette société, allant jusqu'à piller les quelques épaves qui s'échouaient dans le Récif de l'effroi. Mais elle devait s'y résoudre : ici comme ailleurs, les hommes n'étaient que des hommes. Rien n'était parfait. Une conclusion qui n’apaisa pourtant pas sa colère envers ceux qui lui avaient caché l'existence de ces personnes capables de détenir des biens qui lui étaient précieux.

La Taverne du Poisson Noir. Elle prit le temps de graver ce nom dans sa mémoire. Ce serait donc sa prochaine destination. Il y avait surement beaucoup plus de chance de trouver ce qu'elle cherchait là-bas que sur l'Outer Island. Cette île terrifiante ne l'obnubilait plus désormais. Elle avait trouver un autre objectif bien plus prometteur, bien que celui-ci ne soit pas franchement plus joyeux. Mais là aussi, elle devait se faire une raison et accepter que sa famille entière avait périt. Ca finirait par venir... Charlie avait juste besoin de temps.

"J'imagine qu'ils ne feront rien gratuitement."

Sa décision était prise. Peu importe ce qu'ils voulaient en échange, elle ferait ce qu'il faut pour se le procurer. Même si pour ça, elle devait trimer durant des jours, ou voler. Elle était même capable de s'offrir, puisqu'elle n'avait aucun bien à échanger pour leur potentiel service.
En attendant, la jeune femme devait se reposer comme elle l'avait fait au Temple du ciel. Elle n'arriverait à rien dans cet état là. Si elle se rendait là-bas, elle devait avoir les idées claires, et surtout, une détermination sans faille. Pas de sentiments parasites. La peine, elle devrait la mettre de côté pendant un moment et pour le moment, c'était impossible.

Charlie avait beau être déterminée, avoir un nouveau point de chute, il n'en restait pas moins qu'elle était extrêmement perturbée. C'était surement à cause de ça que sa colère avait monté si vite, qu'elle en voulait à tous ces gens qui, très certainement, n'avaient voulu que son bien, ce dont elle était pourtant persuadée il n'y a pas si longtemps. Mais dans son état, Charlotte ne pouvait ressentir que de la colère envers eux et quelque part, ça lui faisait du bien. Pour le moment.

Il est vrai que le fait qu'il n'y ai aucune monnaie en circulation sur l'île n'arrangeait pas les affaires de la jeune femme. Tout aurait été plus simple, comme ça. On dit souvent qu'avec de l'argent, on peut motiver n'importe quel homme. Mais en réalité, ça n'est pas l'argent en lui-même, c'est la possession. Et sur cette île, comment savoir ce qu'un homme convoitait? Qu'est ce qui était précieux dans les yeux d'untel, ou d'un autre? Charlie allait devoir se creuser la tête.

La solution envisagée par Adam la déstabilisa grandement. Elle l'observa longtemps pour tenter de mesurer son degrés de sérieux. Le regard de son ami ne laissait aucun doute quant à sa détermination. S'il le fallait, il le ferait. Pour elle.
Mais de son côté, où était-elle capable d'aller pour récupérer ses biens? La question, elle ne se la posa pas bien longtemps. Animée par des sentiments auxquels elle n'avait pas l'habitude de laisser le contrôle, Charlie  s'en retrouvée aveuglée et ne savait plus très bien où étaient ses propres limites. En fait, elle venait de faire le choix plus ou moins consciemment de ne pas s’embarrasser avec la morale. Elle hocha la tête, d'un air entendu.

Une question lui brûlait les lèvres : était il possible de retrouver les cadavres au fond des eaux? Mais elle se fit violence pour la garder pour elle, au moins jusqu'à ce qu'elle trouve cette fameuse Taverne. Pour transformer cette question en conviction. Elle ne se sentait pas capable de supporter une nouvelle désillusion et préférait garder une part d'espoir en elle, puisque c'était son moteur.

Reprendre des forces. C'était effectivement la première des choses à faire avant d'aller où que ce soit. Dans cet état, la jeune femme n'irait pas bien loin et avoir l'estomac complètement vide depuis bien trop longtemps ne l'aidait pas à garder la tête froide, ce dont elle aurait besoin si elle se rendait chez ces pilleurs. Alors elle abdiqua. Bien que sa gorge restait nouée serrée et qu'elle avait l'impression qu'elle ne pourrait rien avaler, elle devait faire l'effort d'essayer de se nourrir. Au moins pour Adam qui, elle le sentait, s'inquiétait pour elle.

Une nouvelle fois, la jeune femme fit oui de la tête. Depuis la veille, elle avait remit sa vie entre les mains d'Adam. S'il n'avait pas été là pour la soutenir, pour prendre soin d'elle, Charlie se serait surement laisser dépérir. Et une fois de plus, ce matin là, il se montrait présent et actif pour son rétablissement. Malgré le fait que la jeune femme soit totalement perdue mentalement, elle se rendait compte de ce qu'il faisait pour elle, et de ce qu'il allait faire également. L'accompagner si loin du château, ça n'était pas anodin. Surtout sur une île qui abritait nombre de dangers. Dangers dont elle avait eu un petit aperçu lors de sa venue ici. A chaque fois que l'on se risquait à quitter les villes, on mettait sa vie en jeu. Charlie l'avait bien intégré... et si elle ne tenait pas particulièrement à la sienne, il n'en était pas de même pour celle de son ami. Déjà, elle repensait à la façon dont elle s'était éclipsée du temple...

La jeune femme fit donc demi-tour, reprenant le chemin de la chambre qu'Adam lui avait prêté pour la nuit. Cette fois, elle n'essaya pas de se cacher des regards intrigués, mais personne ne vint à sa rencontre. A croire que sa mine dépitée n'avait rien de très avenant... Une fois arrivée dans la pièce, elle referma la porte derrière elle avant de chercher quelque chose à manger susceptible d'être toléré par son organisme. Dans une boîte métallique, elle dénicha des sortes de galettes de céréales. Ca n'avait aucune odeur particulière et après en avoir goûté un petit morceau, la fadeur de cet aliment lui convenait parfaitement. Sans aucune envie, elle se força donc à en grignoter un. A picorer tel un moineau, cette tâche lui prit plus de vingt minutes. Si on disait généralement que l'appétit venait en mangeant, ça n'était absolument pas le cas pour l'australienne qui accompagnait chaque bouchée d'une gorgée d'eau, histoire de faire passer le tout plus simplement. Assise sur une chaise bancale, face à une fenêtre terne, elle regardait à l'extérieur en cogitant sur les derniers événements et ceux à venir.

Lorsqu'on toqua à la porte, Charlie se leva d'un bond, quittant sa chaise qui manqua de se faire renverser. La peur ne l'avait jamais vraiment quittée depuis son crash. C'était un sentiment dont elle aurait du mal à se débarrasser et que les remparts épais qui protégeaient les Outsiders ne parvenait pas à éloigner non plus.

"Oh euh... bonjour."

Un visage apparu dans l'encadrement de la porte. C'était un homme d'un certain âge au sourire chaleureux. La jeune femme senti sa nuque se détendre un peu quand il commença à parler. Elle retrouva un peu de contenance en croisant les bras contre elle, son regard se réfugiant sur les pieds de l'homme. Elle n'était pas chez elle ici et ne se sentait pas à l'aise de vivre dans un appartement qui ne lui appartenait pas, même si c'était Adam qui le lui avait prêté et qu'il s'était arrangé avec son colocataire, donc. D'une certaine manière, elle avait le sentiment de priver cet homme de son confort.
Mais en plus de cette gêne due à sa présence en ces lieux, une autre gêne venue d'ailleurs s’inscrivit sur les traits de la jeune femme. Adam avait parlé d'elle? La brune observait l'homme farfouiller dans la commode sans trop savoir quoi dire, ni quoi faire. Elle se contentait simplement de rester plantée comme un piquet. Charlie n'était pas une personne timide de nature, bien au contraire, mais elle se sentait simplement vulnérable.
Wymer. L'homme avait l'air gentil. Elle tenta de lui offrir un sourire, mais ne réussi qu'à étirer misérablement le coin de ses lèvres.

"Je... je ne veux pas déranger. Je peux dormir ailleurs, peut-être..."

Jamais elle ne se serait permise de réclamer quoi que ce soit et surement pas de cette manière là. Ce Wymer était bien trop gentil avec elle. C'est qu'Adam et lui devaient avoir une relation particulière.

"Oh euh... non... c'est pas ce que j'ai voulu dire..."

Effectivement, la modestie des lieux lui plaisait bien plus que toutes les chambres fastueuses qu'on avait pu lui prêter. Mais l'homme était reparti dans son monologue, expliquant à l'australienne qu'il dormait dehors, l'envoyant alors au comble de la gêne. Qui était-elle pour exproprier un homme de cet âge de ses biens? Elle était venue ici sans rien demander à personne et ne méritait surement pas autant de faveurs. Adam avait été si gentil avec elle... mais Charlotte ne pouvait pas se résoudre à les envoyer passer leurs nuits à la belle étoile pour son petit confort. Cette idée ne lui plaisait pas du tout.
Alors qu'il tenta d'utiliser une expression qui ne semblait pas tout à fait naturelle pour lui, ce qui aurait surement fait rire la jeune femme en d'autres circonstances, Charlie se mit à froncer les sourcils et le coupa dans son élan, persuadée qu'il aurait pu continuer à parler ainsi durant des heures, jusqu'à temps qu'il tombe enfin sur sa dague disparue.

"Comment ça, vous dormez dehors?"

Charlotte se sentait totalement mal à l'aise et illégitime.

Et ces yeux là, comme l'avait dit Wymer, changèrent bien vite d'expression. Charlotte était surprise de sa réaction et si elle avait su qu'il le prendrait sur ce ton, elle en aurait plutôt parlé à Adam une fois qu'ils se seraient retrouvés. Voilà donc qu'elle venait presque de vexer l'homme ce qui était nullement son intention. Pourtant, elle se garda bien de s'excuser, soupçonnant Wymer de refuser ça également. Elle conserva ça dans un coin de sa tête, abandonnant rapidement l'idée même d'insister sur ce sujet. Le vieil homme était un caractériel, ça ne faisait aucun doute. Si elle même n'était pas en reste de ce côté là, encore une fois, elle ne se sentait pas légitime.
Ces gens là étaient plus accueillants que prévu, ce à quoi elle n'avait clairement pas été préparée. Certes, Adam et elle se connaissaient d'autrefois, mais ça ne voulait pas dire que tous devaient accepter sa présence ici, Wymer y comprit. Et puis, dans toutes communautés, il y a bien une personne en charge, non? Cette personne là non plus n'était pas tenue de la laisser rester. Alors elle se demandait bien pourquoi les Dinotopiens portaient tant ces gens en horreur. La raison de leur différence de régime alimentaire ne semblait pas suffisante. Et pourtant, elle repensa à Xyria, à Mehen... puis se força à arrêter là son flot de pensées, ne tenant pas spécialement à les imaginer tournant sur une broche.

"Je... je peux faire quelque chose pour vous? Au moins..."

Charlie avait beau être plus faible que jamais, ça ne risquait pas de l'arrêter. Elle n'avait pas la moindre idée de ce en quoi elle pouvait se rendre utile, surtout dans cet état, mais peu importe. Elle ne voulait pas rester ici telle une princesse. Ca n'était pas dans ses habitudes et ça ne le serait jamais, en dépit des récents événements. Et puis peut-être que faire autre chose que ruminer dans son coin l'aiderait un peu à se sentir mieux, ou en tout cas moins abattue.

Lorsque Wymer lui demanda de l'aider avec ses épaulières, Charlotte hésita un instant, esquissant l'ombre d'un sourire. Elle n'avait absolument aucune idée de comment mettre ces machins et le reste de son attirail lui était totalement inconnu également. Mais elle lui avait proposé ses services, alors... la jeune femme se posta derrière lui, essayant de les ajuster de la manière qui lui semblait la plus adéquate. Ca lui rappelait ces débuts de soirées où, pour célébrer d'importants événements, elle aidait ses frères à nouer ces cravates qu'ils détestaient tant. Sa mère ne lui avait jamais apprit la méthode, mais à force de la voir faire sur son père, Charlie avait comprit d'elle même. Ainsi, à force de s'exercer sur eux, la petite famille avait prit l'habitude de compter sur elle pour ça. C'était de brefs moments, simples, mais heureux.

"C'est bon comme ça?" demanda t elle, incertaine.

La jeune femme se mordit les lèvres, retenant des larmes qui menaçaient de se montrer. Le moindre souvenir, la moindre évocation à sa famille la faisait craquer. Toujours à fleur de peau, Charlotte avait du mal à ne pas les voir partout. Elle fit de son mieux pour se concentrer sur sa tâche et reporter à plus tard le moment où elle pourrait se lâcher, une fois seule. Pas question de se donner en spectacle quotidiennement. Sa peine, elle la garderait pour elle désormais, comme elle l'avait toujours fait.